L’ordre du chaos en Haïti est un état de fait qui semble arranger toutes les parties concernées, selon le professeur Dr Renald Lubérice. Dans une analyse incisive, il dénonce les forces internes et externes qui maintiennent ce statu quo au détriment de la stabilité et du développement du pays. Lubérice met en lumière la complicité des élites haïtiennes et des puissances internationales, accusées de saboter toute initiative visant à renforcer la sécurité nationale, notamment à travers la constitution d’une armée. Il souligne également la misère matérielle et spirituelle qui emprisonne les esprits et perpétue la pauvreté, critiquant la dépendance aveugle des Haïtiens envers l’étranger et l’élite économique locale. Pour lui, l’hypocrisie des interventions internationales et le manque de volonté de changement des dirigeants locaux condamnent Haïti à une répétition perpétuelle du chaos. Voici le texte intégral :
Port-au-Prince, le 4 juillet 2024.-
Par Renald Lubérice
Une bande armée dangereuse ne survivrait pas un week-end en Haïti. Ce qui se passe aux Nations Unies n’a d’autre finalité que le maintien du statu quo. L’appareil sécuritaire, tel qu’il est, a été conçu et entretenu par ceux qui versent aujourd’hui des larmes de crocodile au Conseil de sécurité. Ils se sont démêlés en quatre pour empêcher Haïti d’avoir sa force militaire. Pour ce faire, ils trouvent toujours l’appui d’esclaves volontaires haïtiens. Ce ministre de la défense de Jovenel Moïse se reconnaîtra certainement. Il a perdu à tout jamais mon respect. Le pressurant pour constituer la force armée de 5000 femmes et hommes que voulait le Président, il m’a rétorqué n’avoir pas encore l’approbation de Washington qui, selon lui, était contre ce projet. Je l’ai regardé avec dégoût et tristesse. Je me suis querellé avec cet autre esclave volontaire qui nous sert de Premier ministre aujourd’hui lorsqu’il a voulu lors de son tout premier Conseil des ministres rapporter le décret créant l’Agence Nationale d’Intelligence (ANI). J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’aucun pays ne peut garantir la sécurité de ses citoyens s’il n’a pas un appareil d’information solide. Aujourd’hui en Haïti, au moins 6 institutions reçoivent de l’argent en vain pour le renseignement. J’ai dit à Ariel Henry que l’ANI n’est pas une affaire de Jovenel Moïse mais d’Haïti. N’ayant pas voulu entendre raison, prétextant que l’ANI était un « irritant », j’ai décidé de ne pas collaborer avec lui dans cet élan patricide. Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies feint de ne pas comprendre que la ré-articulation de l’appareil sécuritaire en Haïti passe par la reconstitution d’une armée d’au moins dix mille hommes aux côtés de la Police nationale. Vous n’en entendrez pas parler car l’ordre des choses convient parfaitement. Bientôt, cela fera 30 ans qu’ils interviennent militairement ou non pour nous aider à sécuriser Haïti et renforcer la PNH. Ils apportent leur solution, s’opposent à d’autres, mais n’assument pas les résultats. Dites leur qu’Haïti a besoin d’une armée professionnelle de 10000 femmes et hommes et d’une police de 18000 femmes et hommes. S’ils veulent aider, qu’ils aident. Mais sachez que cette solution ne leur convient pas parce que c’est l’opposé du chaos.
Il ne faut pas non plus ressusciter la politique. La seule chose potentiellement perturbatrice en Haïti. Parce que là où il y a politique, il peut y avoir changement. Le désir d’un mieux être peut se manifester et être concrétisé. C’est ce que ne souhaitent pas les « amis » d’Haïti. L’ordre du chaos convient. Ils ne veulent donc pas d’alternative à la pauvreté, à la crasse, à la déshumanisation et au sous-développement. Et cela tombe bien. Car cette volonté rejoint celle d’une certaine élite haïtienne, qui se complaît également dans cet ordre des choses. C’est curieux, me direz-vous. Comment et pourquoi des haïtiens peuvent joindre leurs forces à des forces externes pour maintenir et reproduire le chaos en Haïti?
C’est une question complexe qui induit une réponse complexe. La pauvreté matérielle et spirituelle crée des esprits pauvres qui ne peuvent penser qu’à l’intérieur du système de pauvreté, fonctionnant comme une boite hermétiquement fermée. Cela donne un citoyen parfaitement instruit mais incapable de sortir du schéma suivant: révérence absolue envers l’étranger (indépendamment de la volonté de ce dernier) qui, dans la tête de l’Haïtien, est le garant de l’accès ou du maintien au pouvoir. La finalité du pouvoir est la fonction qu’il permet d’occuper, avec son lot de privilèges et l’argent qu’on se procure. Il n’y a pas de consensus autour des règles minimales, des limites à ne pas franchir lorsqu’il s’agit de l’accès à un job ou à de l’argent. Djob ak kòb, sa se inik valè. Il n’y a pas d’éthique personnelle, de consistance, de cohérence quant à la position affichée. La même personne instruite qui dénonce l’illégitimité d’un pouvoir non issu des urnes aujourd’hui s’accommodera demain d’un pouvoir similaire pourvu qu’elle ait accès à une consultation à 100 000 gourdes, ou plus, le mois. Ses valeurs seront mises en berne jusqu’à ce qu’elle perde ce privilège.
La personne agissant ainsi n’est pas intrinsèquement bonne ou mauvaise. C’est une règle de survie dans le système de pauvreté. Cette personne qui n’a ni industrie ni quelconque autre source de revenu est condamnée à ainsi survivre, à s’exiler ou trouver un mécène dans une des familles économiquement riches de la place. Ces dernières ne sont pas nombreuses et présentent à quelques exceptions près les mêmes caractéristiques socio-ethniques. La riche famille haïtienne ne peut perpétuer et multiplier ses richesses en dehors du cadre de la pauvreté. Imaginons la Croix-des-Bossales propre et sécure dans un pays où tous sont égaux devant la loi et la douane, il serait impossible de garantir le monopole de quelques-uns. Imaginons Haïti secure, n’importe quelle banque pourrait s’y installer et octroyer des crédits à des taux inférieurs à 4%. Dans ce cas, les modèles actuels devraient s’adapter ou disparaître. Le statu quo est certainement plus confortable.
Cependant, l’Haitien qui parle doit être très prudent. Il ne peut se permettre de heurter les quelques possédants du pays, nourrissant l’espoir que demain, il pourra, lui ou ses descendants, en avoir besoin. Il en est de même pour le « blanc* ». On ne peut pas froisser le « blanc », parce qu’on n’a pas d’industrie ni d’argent en banque. Sa bonne relation avec ce « blanc » est aussi son carnet d’épargne (financement d’un projet bidon ou une faveur quelconque). Étant donné qu’on ne peut pas fâcher le groupe détenant le monopole économique ni le « blanc », pour se défouler il ne reste que le congénère qui, hier encore, était dans la même situation que nous mais aujourd’hui est au pouvoir. Sur lui nous nous défoulons avec rage d’autant que nous pensions qu’il est « chiche ». Il mange seul. Nous n’aspirons pas à autre chose qu’au pouvoir pour pouvoir manger. Lorsqu’un pouvoir n’accepte pas de se démettre, la formule magique permettant à d’autres de manger aussi, c’est le « dialogue ». Le dialogue permet un apaisement en écartant quelques-uns qui mangeaient et fait de la place à d’autres qui étaient dans la file d’attente. Et c’est un éternel recommencement. C’est ainsi qu’est morte la politique et ne ressuscite plus. Le peuple devient frustré en cultivant une haine immense envers ceux qui sont dans l’arène.
En fait, il n’y a point de désir de transformation de l’environnement socio-économique. L’élite socio-politique haïtienne ne voit pas concrètement comment le changement de l’ordre des choses pourrait changer ses propres conditions socio-économiques d’existence. Parce qu’elle ne peut pas penser en dehors du système de pauvreté créé et entretenu. De ce point de vue, l’ordre des choses en Haïti a encore de beaux jours devant lui.
Renald Lubérice